Et le gagnant est : Les visages écrasés de Marin Ledun
Quatrième de couverture
"Fascinée, je contemple de nouveau le semi-automatique. L'idée me traverse l'esprit de le retourner contre moi mais, encore une fois, Vincent n'est pas le problème. Il le sait, je le sais. Le
problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines.
La tension permanente suscitée par l'affichage des résultats de chaque salarié, les coups d'oeil en biais, les suspicions, le
doute permanent. La valse silencieuse des responsables d'équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles. L'infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition,
les objectifs intatteignables. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul, mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des
chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l'absence de mots pour la dire. Le problème, c'est l'organisation du travail et ses
extensions.. Personne ne le sais mieux que moi. Vincent Fournier, 13 Mars 2009, mort par balle après injection de Sécobarbital, m'a tout raconté. C'est mon métier, je suis médecin du travail.
Ecouter, ausculter, vacciner, notifier, produire des statistiques. Mais aussi : soulager, rassurer. Et soigner. Avec le traitement adequat"
L'atteinte des objectifs mérite-t-elle ces vies brisées ? La rentabilité a un prix, et il se compte en vies humaines. Bienvenue au 21è siècle ! Voilà en quelques mots le message de Marin
Ledun plus globalement dans son oeuvre (Il compte à ce jour au moins sept romans dont des titres comme Marketing viral) et en particulier dans ce roman. Les visages écrasés,
c'est un voyage au coeur de la réalité quotidienne de personnels fidèles au poste et qui se vouent à leur métiers, à leurs clients, à leur hiérarchie. Tout ça pour quoi ? Des objectifs sans
cesse revus à la hausse, des effectifs sans cesse revus à la baisse, toujours autant de travail, et zéro considération. C'est un système, c'est notre système. Merci ! Et Marin Ledun le
connait bien, lui qui travailla dans une grande entreprise spécialisée dans la téléphonie fixe, mobile, et l'internet, issue des services publics, ayant connu une vague de
suicides qualifiée odieusement à l'époque de "mode" par son Président ... C'est à travers le genre "roman noir" que Marin Ledun a voulu nous faire partager sa réflexion et
ses doutes sur ce qu'est devenue notre société. Et c'est une belle réussite. On sort de ce roman pas tout à fait comme on y est entré, en se demandant mais à quoi bon ? Une hiérarchie victime et
coupable à la fois, un système fait de pions, de chefs, de N+1, de N+ 2 (Pourquoi tant de N ? Se demande-t-on...) et de Directeurs toujours plus prêts des chiffres, toujours plus loin des
humains...
Mais revenons à l'intrigue. D'emblée on connait la meurtrière, car c'est une femme. Il serait d'ailleurs intéressant de demander à
Marin ce qui l'a décidé à se placer dans la peau d'un personnage féminin pour raconter ce livre à la première personne. Car en effet, c'est Carole Mathieu, médecin du travail, qui raconte sa
fuite en avant. Elle sait d'emblée comment l'histoire peut se finir, mais elle ne se résout pas à "lâcher l'affaire". Elle pourrait se dénoncer, elle voudrait le faire. Mais il reste tant à faire
! Ses patients, ceux qui souffrent au quotidien ont trop besoin d'elle, pour les accompagner dans cette "fin de vie", pour les soulager, abréger leur souffrance.... Carole Mathieu est désemparée,
bourrée de médicaments, elle tiendra, coûte que coûte, mue par cette seule idée, jusqu'à en perdre le fil de sa propre vie, de sa famille, ses amours impossibles, sa relation aux autres. Ce
système la hante. Il faut faire quelque chose, dénoncer, faire que ça s'arrête. Tout ceci est vain à l'échelle de la planète. Le récit nous bouleverse à chaque page (Si comme moi vous êtes
particulièrement accrochés par ce roman et le sujet qu'il aborde, vous lirez et relirez en boucle la page 308 ..!). La psychologie de Carole Mathieu est dans le livre parfaitement analysée, tout
comme l'absurdité de ce système est mise en évidence. La question du destin des personnages nout fait avancer inexorablement dans ce roman au rythme soutenu, sans une seconde de répit. De répit,
il n'est pas question non plus pour les employés de ce centre d'appel. Tout est minuté, compté, surveillé. Leurs conversations avec les clients disséquées, épiées, chronométrées, et tout ce qui
est décrit dans ce roman est rigoureusement exact, c'est ainsi que va le management sur ces plateaux de l'enfer... Pensez-y quand vous appelerez pour un problème de mobile ou
d'internet ...
Marin Ledun Les visages écrasés (Seuil
Roman noir)
Mots-clés : Centres d'appels, dépression, entreprise, management, rentabilité, suicide
Notre avis : 4,5/5